"D'autres vies que la mienne" Emmanuel Carrère *****
"L
a nuit d'avant la vague, je me rappelle qu'Hélène et moi avons parlé de nous séparer. Ce n'était pas compliqué : nous n'habitions pas sous le même toit, n'avions pas d'enfant ensemble, nous pouvions même envisager de rester amis ; pourtant c'était triste. Nous gardions en mémoire une autre nuit, juste après notre rencontre, passée toute entière à nous répéter que nous nous étions trouvés, que nous allions vivre le reste de notre vie ensemble, vieillir ensemble, et même que nous aurions une petite fille".
"D'autres vies que la mienne" n'a rien à voir avec "Un roman russe" et c'est heureux car je n'avais pas du tout aimé ce précédent roman d'Emmanuel Carrère. Cette dernière parution s'apparente d'ailleurs plus à un récit dans la mesure où elle relate des histoires qui se sont réellement passées, dont l'auteur a été témoin et parfois acteur, et dont il fait un roman émouvant et prenant.
L'histoire démarre en 2004 alors qu'Emmanuel et Hélène, sa compagne -une journaliste bien connue de LCI- sont en vacances au Sri Lanka au moment du Tsunami. Épargnés par la catastrophe, ils sont néanmoins touchés par ce drame à travers la mort de Juliette, la fillette âgée de 4 ans, d'un couple d'amis.
Juliette, c'est aussi le prénom de la soeur de la compagne d'Emmanuel Carrère. Elle marche avec des béquilles suite à un cancer dans son adolescence et est juge d'instruction. Mariée et heureuse avec Patrice, mère de trois jeunes enfants, elle succombera à la rechute de son cancer à l'âge de 33 ans, laissant son entourage démuni mais plein de courage et de vie.
Dans cet entourage, Etienne, juge également, collègue et ami très proche de Juliette, en raison d'un point commun : comme elle, il boite suite à un cancer contracté pendant l'adolescence. C'est lui qu'Emmanuel Carrère ira voir, pour qu'il lui parle de Juliette et de sa maladie.
L'auteur fait de ces vies, d'autres vies que la sienne, un récit bouleversant. Il va nous faire découvrir et vivre la détresse de ces personnages, qui vont vivre ce qui peut arriver de pire à un être humain : la mort d'un enfant et la mort d'un compagnon en pleine jeunesse.
La première partie du livre, qui suit la découverte de la catastrophe au Sri Lanka et les premiers instants qui l'ont suivie, est bouleversante et nous plonge d'emblée dans la vie de ces êtres. Tout aussi passionnante, le récit de la vie de juge dans une petite ville de Province, et qui ne me réconciliera pas avec l'image que j'ai du monde de la justice, de ses avocats, mais aussi sur les organismes de crédit, qui achèvent de broyer des vies déjà difficiles.
L'occasion aussi pour l'auteur de faire un retour sur soi lucide et absolument pas nombriliste, de montrer comme la vie des autres peut retentir sur la nôtre, quand on sait se montrer empathique et humain.
Emmanuel Carrère nous raconte des histoires vraies, des vies belles, courageuses, dignes mais cruelles. Les personnages décrits sont magnifiques d'humanité, de sobriété et de vérité. Témoin discret de ces vies, il en fait un roman bouleversant, sans complaisance, criant de vérité, sobre et talentueux.
Un récit qui rend silencieux et qui force le respect.